Victor Hugo
Soirée en mer

Près du pêcheur qui ruisselle
Quand tous deux, au jour baissant
Nous errons dans la nacelle
Laissant chanter l'homme frêle
Et gémir le flot puissant;

Sous l'abri que font les voiles
Lorsque nous nous asseyons
Dans cette ombre où tu te voiles
Quand ton regard aux étoiles
Semble cueillir des rayons;

Quand tous deux nous croyons lire
Ce que la nature écrit
Réponds, ô toi que j'admire
D'où vient que mon coeur soupire?
D'où vient que ton front sourit?

Dis, d'où vient qu'à chaque lame
Comme une coupe de fiel
La pensée emplit mon âme?
C'est que moi je vois la rame
Tandis que tu vois le ciel!

C'est que je vois les flots sombres
Toi, les astres enchantés!
C'est que, perdu dans leurs nombres
Hélas! je compte les ombres
Quand tu comptes les clartés!
Que sur la vague troublée
J'abaisse un sourcil hagard;
Mais toi, belle âme voilée
Vers l'espérance étoilée
Lève un tranquille regard!

Tu fais bien. Vois les cieux luire
Vois les astres s'y mirer
Un instinct là-haut t'attire
Tu regardes Dieu sourire;
Moi, je vois l'homme pleurer!