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[NGF] Dude, don’t kill our vibe
Il parait que le rap divise les sexes, qu’il y aurait deux fois plus d’amateurs et de passionnés hommes que de femmes. Pourtant, celles-ci sont présentes depuis la naissance de ce milieu, que ce soit aux USA ou en France, aussi bien en qualité d’auditrices que d’artistes. Souvenez-vous de Saliha, présente sur la première compilation de RapAttitude avec son titre « Enfants du ghetto », de Roxanne Shanté et de Queen Latifah, premières rappeuses à être signées sur le label Tommy Boy dans les années 80.

Il paraît que le hip-hop est un milieu machiste. Nous sommes cependant de plus en plus nombreuses à nous exprimer grâce à cet art. N’oublions pas que le hip-hop est un courant artistique parmi tant d’autres et qui regroupe de multiples formes d’art tels que la musique (rap), la danse, ou encore le street art. Pourquoi vouloir sans cesse affirmer que le hip-hop est un milieu par essence masculin ? Pourquoi en faire un art élitiste ? Le développement du mouvement néo soul au cours des années 90 a donné un nouvel élan à la culture hip-hop en permettant l’expression de voix et d’opinions féminines peu représentés jusqu’alors. Une indépendance revendiquée par exemple par Erykah Badu dans son titre « Certainly ». Jeff Chang dans son ouvrage « Can’t stop, won’t stop » affirme d’ailleurs : « Si le hip-hop avait dominé le débat sur la crise des relations entre les sexes avec un point de vue de vestiaire de garçons, la néo-soul répondait par l’unité des sistas ».

La diffusion croissante par les médias de masse ces dernières années de clips représentant la femme comme un objet sexuel soumise à l’homme n’a certes pas aidé, mais n’est-ce pas plus globalement le reflet de notre société actuelle ? Prenons l’exemple des publicités ciblant les femmes : pour vendre un certain produit, les publicitaires utilisent le corps de la femme et les défauts qui pourraient aller avec (trop de rides, trop de cellulites, trop grosses) pour conduire celles-ci à l’achat. Néanmoins, peu s’en offusque. Alors pourquoi utiliser le hip-hop et plus particulièrement le rap pour créer de tels clivages et de tels rapports entre les sexes ?


Un premier point commun se dessine parmi les femmes que j'ai interrogées : l’origine de leur affection pour le hip-hop. Inès, rédactrice en chef du site L’Hipopée, a grandi dans le 19e arrondissement de Paris. Elle témoigne : « Chez nous, le rap c’était aussi une façon de se réunir, une façon d’exister et de communiquer. Il n’y avait aucun événement de quartier sans musique rap. Le rap ce n’est pas un choix, tout comme le respect, il s’impose d’autant plus vu le cadre dans lequel j’ai grandi. ». Une adhésion à la culture hip-hop qui s’est donc construite dès son plus jeune âge, comme Marina, rédactrice en chef du site HypePlayground et beatmakeuse : « J’écoute du rap depuis l’âge de 12 ans. Ce qui m’a fait commencer, c’était l’émission Real Black diffusée sur MCM à l’époque. L’envie est venue de vouloir ressembler aux cainris, la musique, les vidéos, les visuels… C’était un délire. ». Pour Daphné, manageuse du groupe Arsenik et de Nakk Mendosa, la télévision a également joué un rôle prépondérant dans la découverte d’artistes et dans la construction de sa culture musicale : « c'est surtout Yo! Raps sur MTV qui m'a permis de découvrir beaucoup d'artistes US. Avec des potes, on faisait tourner des VHS avec des tonnes de clips enregistrés. J'étais accro. Il y a pas mal de clips que j'ai découvert grâce à ça, comme ceux de Dr Dre, Snoop Dogg, The Beatnuts, Mystikal, Junior Mafia, Scarface, DMX, Timbo, Jay-Z, 2Pac, et j'en passe. J'étais très adepte de 2Pac et Dr Dre à cette époque. (…) En France, je pense que c'est finalement aussi la TV et les interventions de Lionel D ou Olivier Cachin qui m'ont permis de découvrir pas mal d'artistes français, dont Solaar et NTM. Et aussi la radio. On écoutait Generations, Nova, et même Ado où il y avait une émission libre qu'on appelait de temps en temps. J'ai pas mal de K7 sur lesquelles j'ai enregistré des freestyles historiques et émissions qui ne doivent même pas être trouvables sur le net. Puis, les émissions spécialisées sur Skyrock. »

Je rejoins également leur expérience quant à l’origine de ma passion pour cette musique qu’est le rap et plus globalement pour le hip-hop. J’ai grandi dans le 91, et écouter du rap s’est imposé à mon entrée au collège. Tout le monde en écoutait, aussi bien les filles que les garçons. Je me souviens de mes premiers albums achetés chez Virgin car introuvables dans les supermarchés du coin : « Le Poisson rouge » de Disiz (à l’époque La Peste) et le premier album du collectif IV My People « Certifié conforme ». Même s’il ne faut pas généraliser, on ne peut pas nier l’influence de notre milieu social car c’est en partie lui qui a construit notre lien avec le hip-hop. L’omniprésence de ce milieu m’a parfois poussé vers d’autres courants musicaux (une petite escale punk rock notamment) mais comme le dit si bien Inès « Chez nous, le rap c’est comme l’eau, c’était dans tous les appartements ». Autrement dit, c’est presque un art de vivre, et j’irai jusqu’à dire « chassez le naturel et il revient au galop. ».

Et gare à ceux qui penseraient que notre passion n’est qu’un effet de mode. Nos influences sont multiples et trouvent racines au travers d’artistes rap ou non existants depuis plusieurs dizaines d’années. A l’image d’Inès : « Si je devais retourner en arrière, je dirais que mes influences sont plus proches de Koffi (Olomidé, NDLR) et Werasson ou de Lyfe Jennings et les Boys II Men ! Je tiens quand même à dire que plus jeune, c’est la musique afro-caribéenne qui prenait les ¾ de mon quotidien. Je suis cependant une fan inconditionnelle de la Fonky Family ou encore NAP, ces 2 groupes de rap m’ont accompagné durant toute ma jeunesse. Côté Rap US, je suis bien plus Death Row Records que Bad Boy Records bien que je sois en tres grande partie une pro rap New-Yorkais. Je pense par exemple aux Dipset. Si je devais citer que deux artistes, je dirais que pour moi Tupac et Nas sont parmis les plus grands story-tellers que le Hip-Hop puissent porter. ». Celles de Marina sont tout autant éclectiques : « Mes influences sont surtout cainris. J’écoute du rap français mais disons que j’aime bien les bangers. J’écoute du trap, des hits à la Swizz Beatz, du Kanye West, du Trillwave et tout ce qui est expérimental aussi. Et au risque de paraître bizarre, j’écoute du boom bap à l’occasion, c’est la base ! A part ça, la scène sud-africaine me parle aussi. ».

Parlons maintenant d’un autre stéréotype auquel nous avons été confrontées. Beaucoup s’attendent à ce qu’une fille qui maitrise la culture hip-hop soit un garçon manqué, rassurez-vous, nous ne ressentons aucune frustration de ne pas avoir un quelconque attribut masculin ! J’ai récemment été interviewée à ce sujet, et une remarque de la journaliste m’a fait sourire « on va faire un plan caméra de toi en entière, pour qu’on voit que tu es une vraie fille ! ». D’ailleurs, Inès soulève un point de vigilance important : « j’ai du mal avec les femmes qui, pour intégrer un monde d’hommes, soit deviennent elles-mêmes un homme, soit en font trop… Pourquoi ? Etre une femme ne m’a jamais empêché d’être crédible. Pourtant je ne porte plus de survet depuis longtemps ! ». Pour Marina, « ce sont les machos du dimanche et les filles peu sûres d’elles qui minent la présence et l’influence que les filles peuvent avoir dans le milieu rap. Quand je vois des filles comme Angie Martinez ou Karen Civil aux USA, je me dis qu’il y a de la place en France, c’est une question de volonté. ». Et c’est cette volonté qui caractérise notre passion, peu importe que l’on soit un homme ou une femme. Inès souligne cette idée : « En terme de place, je pars du principe qu’elle se prend, qu’on ne nous la donne pas. Chacun peut être là où il veut s’il se donne les moyens. (…) Au final, quand tu écris un papier, ce sont tes lecteurs qui te boostent, que tu sois un homme ou une femme. Pour ma part, être une femme ne m’a jamais ralenti. Ceux qui me lisent savent qu’avant d’attaquer un sujet je l’analyse en profondeur, et pour dire vrai, je n’ai de meilleurs amis que mes oreilles ! ». Pour Daphné, être une femme ou un homme n’a aucune influence sur la place que chacun peut occuper dans ce milieu : « Je ne me pose pas de questions sur ma place. Je fais ce que j'aime, j'ai le luxe de pouvoir choisir avec qui j'ai envie de travailler, je ne fais rien contre mon gré. (…)Je suis une passionnée de rap, mais surtout une passionnée de travail, et je continue tant que je vois qu'il porte ses fruits. ». Marina ajoute : « Je ne pense pas qu’il soit difficile pour une fille de parler hip-hop si elle a en face d’elle des vrais passionnés. Les passionnés ne font pas de distinction entre les sexes, c’est l’échange qui importe. ».

Au final, je ressens presque un avantage à être une fille dans un milieu à majorité masculine. Tout simplement parce que nos différences sont une force, rien que dans notre façon de nous exprimer face à cet art qu’est le hip-hop, à notre manière de le ressentir aussi. Inès partage également mon opinion : « Personnellement, je trouve que c’est une chance d’être une femme. On est peu (à être impliqué dans la culture hip-hop, NDLR), autour de moi je n’en connais pas… Si ça peut rendre curieux, alors c’est cool. ». Selon Marina, « le public féminin apporte du recul par rapport au rap. Les filles peuvent dédiaboliser le rap et y apporter de nouvelles perspectives, aussi bien aux artistes qu’aux observateurs. ». Inès met également en avant ces différences qui sont un atout : « Les femmes parlent beaucoup plus que les hommes. Je pense qu’une femme conquise, c’est beaucoup de monde autour d’elle d’informé. ». Notre sensibilité nous amène également à porter davantage attention à des textes auxquels nos homologues masculins sont moins réceptifs. Elle remarque également un détail qui, de nos jours, en est de moins en moins un : « Les femmes sont plus attentives au critère physique, qui de nos jours, est un élément à ne pas négliger. Aux USA, ils l’ont bien compris, je ne connais pas un seul rappeur qui n’a pas de styliste. Cela est anecdotique mais dans la société d’image dans laquelle on vit, c’est surtout une branche du business et c’est indiscutable ! ». Daphné tient des propos plus nuancés : « C'est évident que c'est plus difficile pour une femme de se faire accepter dans un environnement très masculin. D'ailleurs les rappeuses le subissent encore plus que nous, les "femmes de l'ombre", puisqu'elles sont aussi exposées au public, pas seulement aux acteurs du milieu. Il parait que le public féminin est le plus fidèle et celui qui achète. Je ne sais pas si c'est avéré, en tout cas il y a visiblement de plus en plus de femmes qui écoutent du rap, et je trouve ça très positif. ».

Les valeurs admirables du hip-hop ont permis aux femmes d’y trouver un moyen d’expression fort et de s’affirmer, à tel point qu’aujourd’hui, je ressens moins d’inégalités dans ce milieu que dans la société plus globalement. Finalement, il est dommage que la plupart du temps, le message qui transparait est que la culture hip-hop tend à diviser. Tous ceux qui la vivent savent pertinemment que ce n’est pas le cas. L’objectif premier du hip-hop est d’unifier, et il est grand temps de rendre à cet art ce genre de valeurs nobles qui lui appartient. Une belle conclusion d’Inès : « Il n’y a qu’un seul apport qui compte, celui du public en général. ».

Merci à Inès, Marina et Daphné pour leur témoignage et leur confiance.